La métamorphose de la Lison

La métamorphose de la Lison

C’était une de ces machines d’express, à deux essieux couplés, d’une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l’Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d’une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.
Et, c’était vrai, il l’aimait d’amour, sa machine, depuis quatre ans qu’il la conduisait. Il en avait mené d’autres, des dociles et des rétives, des courageuses et des fainéantes ; il n’ignorait point que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d’os ; de sorte que, s’il l’aimait celle-là, c’était en vérité qu’elle avait des qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante, facile au démarrage, d’une marche régulière et continue, grâce à sa bonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avect tant d’aisance, cela provenait de l’excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des tiroirs ; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière. Mais lui savait qu’il y avait autre chose, car d’autres machines, identiquement construites, montées avec le même soin, ne montraient aucune de ses qualités. Il y avait l’âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage ajoute au métal, que le tour de main de l’ouvrier monteur donne aux pièces : la personnalité de la machine, la vie.

La Bête humaine de Zola.

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